Iran : poésies visuelles
à Gaspé

VOLET 4

Dissonances

Claudia Polledri, commissaire d’exposition (Québec/Italie)

Pour notre 10e anniversaire, nous avons le privilège de vous offrir Iran : poésies visuelles, un parcours spécialement conçu pour les Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie.

« Articulée en quatre volets, Iran : poésies visuelles propose un parcours sur la photographie artistique contemporaine en Iran à travers l’œuvre de 17 photographes, dont Bahman Jalali (1944-2010) et Yahya Dehghanpour (né en 1941). À ces figures de référence de la photographie iranienne s’ajoutent de nombreux artistes établis sur la scène internationale et des photographes émergents. Le propos de l’exposition est de questionner la portée poétique de l’image photographique, entre savoir et imagination.

« Le parcours Iran : poésies visuelles se situe dans le sillage de l’exposition Iran, année 38 (2017). Présentée aux Rencontres de la photographie d’Arles (France) par Anahita Ghabaian (Silk Road Gallery) et Newsha Tavakolian (agence Magnum), elle se terminait avec un hommage à Abbas Kiarostami et à son “cinéma-poète”. Mais si le trait poétique du cinéma iranien a déjà été largement souligné, qu’en est-il de la relation entre photographie et poésie? Voilà ce que nous avons voulu explorer.

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« Loin d’être évidente, l’expression “poésies visuelles” mérite qu’on s’y attarde, ne serait-ce que pour déplier l’association implicite qu’on y fait entre l’écrit et l’image. Certes, la référence que certaines œuvres photographiques font aux textes littéraires constitue sans doute un premier niveau de lecture de cette exposition, mais non pas le seul. Du photographe flâneur à Téhéran (Fayez) inspiré des textes baudelairiens, on passe à la “mise en images” du texte théâtral The Butterly du dramaturge iranien Bijan Mofid pour arriver à la référence à Thomas Stearns Eliot sous laquelle Mohajer place ses clichés aériens. La tradition poétique persane, si bien ancienne que moderne, est elle aussi clairement évoquée par la référence aux jardins persans, topos littéraire et visuel auquel Afsari se réfère.« Moins explicite, mais tout aussi présent, un deuxième niveau de lecture est représenté par la référence à la métaphore en tant que mode de “transport” d’images. En plus d’incarner ce mouvement, les jeux de superpositions et transparences que l’on retrouve à l’œuvre chez Javadi, Jalali et Vosoughnia deviennent aussi l’occasion de dévoiler les strates de l’histoire et de la culture visuelle iranienne du XXe siècle. On verra enfin que la dimension poétique en photographie est l’expression du registre de la sensibilité (Hedayat), de la capacité de saisir une atmosphère (Rezaei), de transmettre une vision contemplative ou onirique (Bassir, Naraghi, Sepehr), mais aussi de formuler une pensée par images (Dehghanpour) et d’interpréter la forme du soulèvement (Nadjian et Manouchehrzadeh, Kazemi). En ce sens, tout en étant l’expression directe de la culture d’un pays qui se traduit par les nombreuses références au cadre social et politique iranien, dont on mesure les aspérités mais aussi la beauté qu’y survit, la référence à la poésie témoigne ici plus de l’échange entre cultures que de l’exploration d’un cadre culturel déterminé. Ce qui confirme, finalement, la nature po-éthique de la photographie, comme lieu de rencontre de l’autre et de l’exploration de l’humain.

« Ce projet a été mené en collaboration avec la Silk Road Gallery de Téhéran.

« Je remercie pour leur soutien Hamed Yaghmaeian, Reza Sheikh et Germana Rivi, ainsi que l’AG Galerie (Téhéran) pour la participation. Un remerciement particulier va à Claude Goulet, directeur des Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie, sans qui ce projet n’aurait pas eu lieu. »
Claudia Polledri, commissaire

Les artistes Bahman Jalali, Mehdi Vosoughnia, Jalal Sephr, Shadi Ghadirian et Babak Kazemi sont représentés par la Silk Road Gallery de Téhéran.

Ghazaleh Rezaei est représentée par la AG Galerie de Téhéran.

IRAN: POÉSIES VISUELLES

Volet 4 : Dissonances

Artiste : Yahya Dehghanpour

Poésie comme image-pensée

Dans ce quatrième volet de l’exposition Iran : poésies visuelles, le photographe Yahya Dehghanpour qui, avec Bahman Jalali, représente une des figures les plus significatives de la photographie iranienne contemporaine, présente ici deux séries hétérogènes, caractérisées chacune par un propos formel très clair. D’une part, dans la série Ode to Spring réalisée entre 1981 et 1984, lorsque le conflit Iran-Irak était encore en cours, Dehghanpour explore les quartiers au nord de Téhéran, adossés à la montagne, et saisit les détails de la vie quotidienne qu’il restitue dans des compositions harmonieuses, en style presque « naif », et aux couleurs vives. Ce sont des images ouvertes vers l’avenir qui font référence à la fête de « Noruz », le Nouvel An iranien célébré le 21 mars. À ces images linéaires se contraposent, dans un écart à la fois visuel et temporel, des images déformées qui, 40 ans après, réunissent dans le même niveau de distorsion les deux villes où il partage sa vie : Téhéran et New York. Le titre The Third Apple place ces clichés sous le symbole polysémique de la « pomme », évocation de la chassée du paradis, de la physique newtonienne, mais aussi marque du consumérisme technologique contemporain incarné par l’iPhone que le photographe a d’ailleurs lui-même utilisé pour réaliser ces images. En construisant un jeu dialectique qui nous oblige à de multiples allers et retours entre les deux séries pour en comprendre le rapport, ces images proposent une réflexion clairvoyante sur le contemporain, et affichent leur visée po-éthique qui consiste à interroger les modalités d’habitation du monde contemporain.

Claudia Polledri, commissaire

Artiste

YAHYA DEHGHANPOUR

Yahya Dehganpour, née en 1941, fait de la photographie depuis plus de soixante ans. Il a choisi deux séries réalisées dans le cadre d’Iran : poésies visuelles, et qui peignent deux extrêmes, soit la célébration et la désorientation.

Yahya Dehganpour, Ode au printemps (1992) – avec l’aimable autorisation de l’artiste

Ode au printemps (1981-1984)

Ode au printemps (1981-1984) est le fruit d’errances avec son petit garçon et ses étudiants dans les vallées montagneuses du nord de Téhéran, où on échappe au bruit, à la pollution, à la congestion de la capitale. Parmi des rivières vives, les petits ravins rocheux pullulent de petits cafés côtiers où tous les jours semble être la venue du printemps. C’est le Nouvel An iranien, « Noruz » (jour nouveau). Cette fête remonte sans doute aux premiers bégaiements de civilisation sur le plateau iranien. Elle semble être la seule célébration ayant survécu au déferlement des invasions étrangères et aux crises politiques

Quarante ans plus tard, Dehganpour se retrouve entre Téhéran et New York, où ses fils et ses petits-enfants résident. La troisième pomme (2018) réunit des images de ces deux villes. Dans l’expression de leur liberté et dans leur tombée en disgrâce, Adam et Ève furent expulsés de l’Éden et bannis sur la terre lorsqu’ils décidèrent de cueillir le fruit de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal. Steve Jobs fit pour sa part son entrée dans nos vies en croquant dans la pomme de Newton. En représentant un édifice urbain en train d’être pulvérisé, Yahya fait une bouchée de la civilisation et du progrès du xxie siècle en capturant une civilisation confrontée à un déluge d’incertitudes et de réalités déformées par le cadre panoramique de son iPhone vacillant.